mardi 10 juin 2014

Une pentecôte sans facebook


Aujourd'hui 4ème jour sans Facebook... 
96ème heure sans connexion au plus grand réseau social au monde... 
5 760 minutes sans liker, sans commenter, sans partager... 
345 600 secondes sans une seule publication sur mon mur... 
Je vais bien...

Vendredi soir, épris d'un ras-le-bol intérieur à la surinformation inutile, à un trop-plein de données sans réels intérêts, à une lassitude de connaître mieux la vie des autres que celle de ma propre famille, je décide de faire une pause, stop ! Sur mon iPhone, j'ai carrément prix mon courage à un doigt et j'ai fait glisser vers la droite l'écran d'accueil pour le déverrouiller puis, sans hésiter une seconde, après un appui long sur l'icône de l'appli bleue et « f » blanc, je tapote sur la petite croix en haut à gauche du pictogramme tremblant et moribond qui s'efface alors faussement de mon smartphone... De suite, une sensation d'inoccupé m'envahit, un arrêt brutal de la connexion, un fil coupé avec mon petit monde virtuel. Un trou noir dans mon téléphone. Vais-je bien...

Le temps passe, je m'occupe comme je peux, préparation du repas pour les petits, je gère le linge, je nettoie rapidement la cuisine. Rolland Garros à la télévision m'aide à me changer les idées, je prends mon whisky coke quotidien et allume ma seizième cigarette de la journée. D'un coup, sans prévenir, à peine installé dans mon canapé, ça arrive... J'ai envie sans m'en rendre compte de prendre mon portable et d'y aller, cliquer machinalement sur l'endroit où l'icône se trouvait il y a peu et voir si un petit nombre m'indique de nouvelles notifications: si quelque chose a bougé, si quelqu'un a fait, dit ou partagé sur le réseau ; savoir si moi, qui ne fais rien, je le fais comme les autres ou si eux, font ce que je ne fais pas. Je me rends compte qu'une autre addiction latente, fourbe et presque invisible, est bel et bien présente en moi. Je ne suis pas bien...

Ce n'est pourtant pas la première fois que je reste quelque temps sans y aller... En vacances, j'avais déjà plusieurs fois passé pas mal de temps sans aucune connexion. Évidemment pas au dernier été car la 3G passait bien et alors que nous partagions, à plusieurs familles, une villa dans le Sud de la France, chacun dans notre coin nous publiions des photos et vidéos de conneries faites près de la piscine. Nous montrions au monde que nous passions de bons moments et nous voulions être les seuls à la faire ou du moins, à le faire aussi bien. Des idioties que chacun d'en nous likions puis partagions sur les comptes des uns et des autres en les commentant alors que nous nous trouvions pourtant au même endroit au même moment, prenant part au même événement. Allions-nous bien...

Il est tard, je décide d'aller me coucher et de lire un peu sur cet ancêtre qu'est devenu le livre papier. Je sens sur le bout de mes doigts non pas la froideur de la surface lisse et graisseuse de mon écran de téléphone, mais la chaleur et la texture tellement réelle du papier. Les pages défilent et l’image de celles-ci me donne comme à chaque fois l'impression d'avancer, d'aller quelque part, de cheminer dans l'espoir. Je ne suis pas perdu dans une masse d'informations, mais conduit dans un récit, tout en me laissant le libre choix de l'adapter à ma propre représentation. Je ne suis pas dirigé, mais transporté ; sans doute que le livre m'a aidé à me rendre compte de tout ce qui m'arrivait. Pas de pages de publicités orientées selon mes dernières navigations sur le web - pour me vendre un produit que je viens justement d'acheter - discrètement imposées au coin de mon champ de vision. Pas d'invitation à un jeu débile et gratuit tout autant addictif. Pas d'événements annoncés où ne verra pas la moitié de ceux qui se seront pourtant avisés d’un « participe à ». Des caractères simples, noirs, qui me parlent et qui petit à petit me racontent quelque chose. Je découvre une histoire, je la vis et j'entre en elle grâce à ma personnalité. Je vais bien...

Je me réveille tôt et enfilant un café, de suite, le réflexe de désactiver le mode avion sur mon mobile et, comme souvent, d'aller jeter un œil sur le réseau pour voir un peu ce qui s'est passé pendant mon absence, aurais-je loupé quelque chose. Toujours ces mêmes nombres dans leurs ronds rouges qui apparaîtraient et m'apporteraient, on me le fait croire, la satisfaction de faire partie de quelque chose. Impossible l'application n'est plus là, j'avais oublié... Je déjeune tranquillement, mais il persiste encore ce manque... La journée passe étonnement vite, je profite de mes enfants, de ma femme, du temps qui s'écoule dans la vraie vie. Nous partons faire une longue balade à vélo en famille pendant plusieurs heures. Je me rends compte que je n'ai pas emporté mon téléphone. Je vais bien...

Pendant tout le reste du weekend pas de nouvelles de mes « amis ». Il fait beau alors j'imagine des publications de certains en train de danser dans une soirée à 9 heures du matin. D'autres devant un barbuc se prenant en selfi un verre de rosé à la main à 23h. Une connaissance publiera dimanche un post à 19h13 sur la victoire de Nadal à Rolland Garros, victoire qu'il s'attribuera en se congratulant grâce à ses origines espagnoles alors qu'il n'a plus touché une raquette depuis dix ans. Un autre, encore, partagera lundi matin un article relatif aux gros orages qui se seront abattus dans sa région et un de ses contacts commentera à l'aide d'une photo prise dans son jardin avec son smartphone où deux gros grêlons bien à lui seront postés fièrement pour montrer qu’il participe lui aussi. Il n’y aura rien sur la Syrie et la dizaine de nouveaux enfants massacrés devant leurs parents dans un village au sud d'Alep. Rien sur le seuil d'information pour cause de pollution à l'ozone qui a été dépassé pour la première fois depuis le début de l'année, dans les Alpes-Maritimes. Rien sur la journée de l’Europe du 9 mai totalement oubliée alors que son peuple vient de voter pour une montée des partis nationalistes jamais connue jusqu'alors. Heureusement, une vidéo sur l'avion totalement immobile de l'équipe de France de Football sur le tarmac de l'aéroport de Lille en route pour le Brésil, avec l'analyse d'un spécialiste en nutrition sur la façon dont les joueurs devront se comporter pendant le voyage pour éviter le jetlag et sur la météo qu'ils auront pendant le trajet, sera aimée plus de 25 252 fois, partagée plus de 8 408 fois. Un document édifiant qui m’apportera une manne d'informations essentielles sur la société qui m'entoure... Allons-nous bien...

La nuit tombe et je me rends compte de tous ces bons moments vécus depuis trois jours avec ma famille. Je me dis que j'ai sans doute passé l'un des meilleurs weekends depuis des mois. Face à moi-même et avec les miens, toujours présent au lieu de perdre mon temps, si court soit-il, à savoir ce que les autres ont fait et tout en ayant l'impression de savoir ce que moi, j'ai accompli. Rien de spécial pourtant, aucun événement notable ou d'invités, ne partageant plus de l'information mais du vécu. Commentant une remarque de ma belle-fille sur la souplesse de ses cheveux, aimant un sourire attendri de mon petit dernier au moment de son coucher, appréciant le temps que mon grand avait su prendre avec nous plutôt que de rester scotcher devant son pc - reproche que je me permettais de lui faire - admirant la beauté de ma femme en train de s'allonger prêt de moi. Je vais très bien...

Après ce long pont, j'arrive au bureau de bon matin. J’allume comme d'habitude mon ordinateur et clique direct sur Outlook pour recevoir les mêmes messages que j'avais déjà réceptionnés sur mon mobile pendant le weekend et dont certains m'informaient de l'activité fleurissante et non consultée sur mon compte Facebook. Je lance Google pour contempler les comptes de ma société mais sur la page d'accueil, à côté du logo de ma banque j'aperçois dans la barre des raccourcis encore ce « f » blanc engoncé dans un carré fond bleu trop petit avec juste à côté « Bienvenue sur Face... ». Comme un automate, je dirige la souris vers celui-ci pour cliquer dessus ! Je m'arrête juste avant, je me dis que grâce à l'éternel clic droit, je vais supprimer de ma vue ce favori et ne pas être tenté d'aller voir d’un coup tout l'historique d'un long weekend ensoleillé sans aucun doute empli de nombreuses nouvelles et mettre ainsi à mal tous les efforts réalisés depuis 4 jours. Je ne fais rien, je le laisse là face à moi comme un défi à mon addiction, une empreinte de ma volonté à lutter contre lui, une victoire sur Mark Zuckerberg. Je suis bien...

En fait, nul besoin d'être aussi tranché, à l'instar de l’orientation dissimulée imposée par ce réseau, pourquoi ne pas plutôt l'utiliser à mon tour et pouvoir bientôt, dans quelques jours lorsque je serai guéri, profiter de ce que je souhaite obtenir de lui. L'utiliser comme ma télévision ou ma radio que j'allume et j'éteins au gré de ma volonté et de mes choix et non celui du fantôme télévisuel passéiste qui laisse en permanence allumé son écran, pour lui aussi avoir l'impression de faire partie de quelque chose. Pourquoi ne pas, après un sevrage nécessaire au vue des difficultés rencontrées pendant ces quelques heures, profiter du partage d'informations, si futiles, soient-elles. Lire ce qui me semble intéressant d'être lu, partager ce qui me semble bon d'être partagé, et cela, même si la plupart de ceux qui auront cliqué sur j'aime auront oublié une heure après pourquoi il l’avait fait. Pourquoi ne pas de temps à autre me balader et analyser ce que je vois en prenant le recul nécessaire à la notion superficielle et mercantile de ces réseaux, qu'il est, j'en suis sûr, possible d'utiliser plutôt que d'être utilisés. Dire par moment que je suis simplement bien et partager moi aussi de l'insignifiant. Puis parfois, exprimer mes convictions et opinions avec ce formidable outil de partage au risque de les perdre dans les millions de données par seconde qu’il engloutit. Ne plus être dépendant, mais émancipé. Ne pas sous-estimer son addiction et se rendre simplement compte que, même si beaucoup d'entre nous ne le voient pas, les réseaux sociaux sont une drogue dont il faut se protéger. Je vais bien...

Je vais publier cet article sur mon blog ce soir là où il me semble que moi seul décide de ce que je peux y mettre et de ce que l'on peut y voir. Pas de publicité selon mon souhait, pas d'informations des autres selon mon souhait. Juste moi et mes pensées échangées bien souvent sans effet. En dessous de mon article j'y apercevrais l'inévitable logo et sans doute que je cliquerai dessus pour partager mon article sur le mur de mon compte Facebook associé. Je ne saurai rien de l'effet qu'il aura sur vous. Si vous le likerez, si vous le commenterez, si vous le partagerez. Je ne sais pas ce qu'il adviendra de lui sur le réseau, car je n'irai pas le voir. Alors je serais bien. Combien de temps?

Caïn
Article inspiré de faits réels.