lundi 13 décembre 2021

Touriste

 


Préambule, où l'on découvre l'origine des pathologies géographiques du narrateur 

On compte sept milliards d'habitants à la surface de la planète et ils vivent tous quelque part. Ils peuplent des continents, des pays et des villes, que bon nombre d'entre eux ne sont pas en mesure de pointer sur un planisphère, faute de planisphère. Je représente un sept milliardième de l'humanité et je ne sais pas toujours où j'habite. Si je suis une quantité négligeable, la question de ma place dans le monde a néanmoins son importance. J'ai grandi sous un climat tempéré où l'accès à une nourriture protéinée est suffisamment aisé pour laisser du temps aux occupations secondaires que sont les loisirs ou les incertitudes existentielles. 

 

Épisode brésilien, où l’on voit des pauvres en vrai 

« Dans la plupart des pays, ma couleur de peau trahit le gringo. Je trimballe l’Occident avec moi, je ne peux pas y échapper. Mes origines inspirent la fascination ou le ressentiment, et toute la palette de préjugés se situant entre les deux. L’idée la plus répandue veut que mon portefeuille soit mieux rempli que celui de l’autochtone. Le gamin qui demande une pièce, […] : situations inévitables dans les pays dépourvus de sécurité sociale. Sous l’anecdote de voyage, toute la thématique Nord-Sud. Face à l’indigène indigent, le touriste peut adopter des attitudes variées, que nous allons examiner ici :

1. L’indifférence : Je ne suis pas responsable de la misère du monde. Ce bambin est bien mignon avec sa main tendue et son ventre gonflé par la malnutrition, mais chacun ses problèmes, mon petit gars. Tu vois, moi je n’ai plus de batteries à mon portable et je ne vais pas enquiquiner tout le monde.

2. La compassion : Oh mon Dieu, c’est horrible, cet enfant est pieds nus. Un sentiment noble à manier avec précaution. Souvent inefficace, voire contre-productif. Donner une paire de chaussures au petit gars peut, certes, améliorer son quotidien. Ne pas oublier que le petit gars risque de se faire dépouiller par un plus gros avant d’avoir fait cent mètres.

3. L’agacement : T’as qu’à bosser, fainéant. J’ai déjà vu des touristes insulter et chasser physiquement des enfants qui demandaient poliment une petite pièce. Je recommande l’interdiction de passeport pour ceux-là.

4. La culpabilité : Je suis un monstre, je viens de m’offrir un baptême en deltaplane et je refuse de payer un soda à cet enfant. L’avantage de la culpabilité, c’est qu’elle atteste de l’existence de votre conscience. Vous êtes conscient d’être conscient, donc vous êtes, quelque part, quelqu’un de bien. La culpabilité est une option narcissique.

5. La théorisation : Tout ça, c’est la faute de la société. Vous avez parfaitement analysé le poids de l’inertie sociale et la cupidité aveugle des organismes financiers responsables du carnage. Une fois ce constat établi, cet enfant a toujours faim.

[...]

Touriste 
Julien  Blanc-Grass - Édition Au diable Vauvert - 2013(11)